L’immobile dans tous les sens: recueil d’images et de textes (à la suite du séminaire « Stations » et d’Eloge de l’immobilité)
Ce recueil entend donner une idée des champs multiples de l’immobile.
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Sois sûr d’avoir épuisé tout ce qui se communique par l’immobilité et le silence (Robert Bresson, Notes sur le cinématographe).
« La paralyse, ça ne signifie pas qu’on ne peut plus bouger ni marcher, mais, en grec s’il te plaît qu’il n’y a plus de lien, que toute liaison a été dénouée (autrement dit, bien sûr, analysée) et qu’à cause de cela, parce qu’on est exempté, acquitté de tout, rien ne va plus, rien ne tient plus ensemble, rien n’avance plus ; il faut du lien et du nœud pour faire un pas » (Derrida, La Carte postale)
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Étant arrivée dans une vaste place au milieu de la ville, je découvris une grande porte couverte de plaques d’or et dont les deux battants étaient ouverts. Une portière d’étoffe de soie paraissait devant, et l’on voyait une lampe suspendue au-dessus de la porte. Après avoir considéré le bâtiment, je ne doutai pas que ce ne fût le palais du prince qui régnait en ce pays-là. Mais, fort étonnée de n’avoir rencontré aucun être vivant, j’allai jusque-là dans l’espérance d’en trouver quelqu’un. Je levai la portière, et ce qui augmenta ma surprise, je ne vis sous le vestibule que quelques portiers ou gardes pétrifiés, les uns debout et les autres assis ou à demi couchés.
Je traversai une grande cour où il y avait beaucoup de monde. Les uns semblaient aller et les autres venir, et néanmoins ils ne bougeaient de leur place, parce qu’ils étaient pétri- fiés comme ceux que j’avais déjà vus. Je passai dans une seconde cour, et de celle-là dans une troisième ; mais ce n’était partout qu’une solitude, et il y régnait un silence affreux.
M’étant avancée dans une quatrième cour, j’y vis en face un très-beau bâtiment dont les fenêtres étaient fermées d’un treillis d’or massif. Je jugeai que c’était l’appartement de la reine. J’y entrai. Il y avait dans une salle plusieurs eunuques noirs pétrifiés. Je passai ensuite dans une chambre très- richement meublée, où j’aperçus une dame aussi changée en pierre. Je connus que c’était la reine à une couronne d’or qu’elle avait sur la tête et à un collier de perles très-rondes et plus grosses que des noisettes. Je les examinai de près ; il me parut qu’on ne pouvait rien voir de plus beau.
J’admirai quelque temps les richesses et la magnificence de cette chambre, et surtout le tapis de pied, les coussins et le sofa, garni d’une étoffe des Indes à fond d’or, avec des figures d’hommes et d’animaux en argent d’un travail admirable. »
Scheherazade aurait continué de parler ; mais la clarté du jour vint mettre fin à sa narration. Le sultan fut charmé de ce récit. Il faut, dit-il en se levant, que je sache à quoi aboutira cette pétrification d’hommes étonnante. (Les Mille et une nuits, LXIII Nuit, trad. Antoine Galland).

Dans le taçawwuf, il signifie « station spirituelle » et se réfère à un état spirituel fixé, distinct du hâl ou état spirituel éphémère », ou, si l’on préfère, au degré d’intériorité permanent dans lequel l’être s’est établi. Chaque maqâm est un degré ou une étape permettant de s’élever et de s’approcher de Dieu. Chacun est un relais ou une « demeure » pour le voyageur sur la route vers le Principe. D’une façon générale, ou considère que « la station (maqâm) est le degré de conformité (adab) que le serviteur réalise par le combat intérieur et l’effort personnel (ijtihâd) et les degrés de certitude (maqâmât al-yaqîn) auxquels il accède par son effort d’acquisition (takassub) et sa recherche (tatallub) » (Ibn ‘Ajîba).
Le terme peut servir à désigner une construction établie en l’honneur d’un saint mais où il n’est pas enterré ou, plus généralement, un lieu où un saint ou un prophète s’est tenu (comme, par exemple le maqâm d’Abraham à la Mecque) et d’une certaine façon, se tient encore. (note lexicale ajoutée au Livre des Haltes d’Abd El Kader, texte signalé par Jean-Luc Nancy, merci !)
Il m’arrêta dans la station et me dit :
La station est la source de la science. La science de celui qui s’arrête est en lui-même. La science de celui qui ne s’arrête pas se trouve chez autre que lui.
Il me dit : la station est lumineuse, elle révèle les valeurs et efface les pensées.
Il me dit : Si tu m’invoques dans la station, tu sors de la station, et si tu t’arrêtes en elle, tu la quittes.
Il me dit : la station est renseignée sur chaque science mais la science n’a pas de renseignement sur la station.
Il me dit : Pour celui qui ne s’arrête pas par moi, toute chose en dehors de moi l’arrêtera.
Il me dit : dans la station il y a une consolation pour ce dont tu t’es écarté et une compensation pour ce que tu as abandonné.
Il me dit : Une connaissance où il n’y a pas de station, retourne à l’ignorance
Il me dit : la station est au-delà de l’éloignement et de la proximité
Il me dit : la science est mon voile, la connaissance est mon discours, la station est ma présence.
Il me dit : dans la station s’est révélée toute différence
Il me dit : la Station est la station de la Station, connaissance de la connaissance, science de la connaissance, connaissance de la science : ni connaissance, ni station.(Muhammad Ibn’ Abdi ‘I-Jabbar Ibn al-Hassan al-Niffari, Le Livre des Stations)
L’existence est une station.
Il me dit : chaque modalité de l’existence est une station.
Il me dit : en chaque station il y a la tentation, et en chaque existence il y a la suggestion démoniaque.Il me dit : la trace de toute chose c’est son statut.(Muhammad Ibn’ Abdi ‘I-Jabbar Ibn al-Hassan al-Niffari, Le Livre des Stations)
Si je te dis « arrête-toi » fais-le pour moi et non pour toi. Ni pour que je m’adresse à toi, ni pour que je te commande, ni pour que tu m’obéisses, ni pour ce que tu sais et ne sais pas de moi, ni pour « il m’arrêta » ni pour « Ô mon serviteur ».(Muhammad Ibn’ Abdi ‘I-Jabbar Ibn al-Hassan al-Niffari, Le Livre des Stations)
il me serait facile de les mettre en mots. L’essentiel c’est la contingence. Je veux dire que, par définition, l’existence n’est pas la nécessité. Exister, c’est être là, simplement; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or, aucun être nécessaire ne peut expliquer l’existence : la contingence n’est pas un faux semblant, une apparence qu’on peut dissiper; c’est l’absolu,
par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu’on s’en rende compte, ça vous tourne le coeur et tout se met à flotter »
Jean-Paul Sartre, La Nausée (1938),

« Vitesse Pure et Stabilité Monochrome », 1958

Séminaire du Collège international de philosophie et de l’Institut des hautes études en psychanalyse, organisé par Jérôme Lèbre, directeur de programme au Collège et membre de l’IHEP (2014- 16)
Argument général
L’immobilité n’est pas une catastrophe. Elle ne se confond pas non plus avec la simple inertie. Plus immobile qu’elle, elle tient, se tient au bord de l’abîme, et elle y reste autant que possible. Il ne faut pas attendre d’elle qu’elle s’accomplisse dans le mouvement : elle est déjà aussi un mode du mouvement, un repos dynamique ou tonique. Se refusant à toute éternisation, elle se dissémine dès lors en une multiplicité de stations, images, textes, corps, pensées, si bien que l’on peut aller loin sans faire un seul pas.
Cette expression, « ne pas faire un pas », est prise dans ce séminaire avec le plus grand sérieux et dans toute son extension. Après tout c’est elle qui, chez Kant, caractérise la métaphysique. Ce n’est pas une métaphore : elle implique une pratique de la pensée, une manière de méditer, parfois sur une seule jambe (Nietzsche), ou plutôt des pratiques dont certaines sont vieilles comme le monde. L’immobilité implique le corps, qui tient selon un certain équilibre. Certes il n’y a rien de plus dur à tenir que l’immobilité (à l’école, en prison) mais cette dureté est celle de la photographie (Sam Taylor Wood), des plus grands films (Fenêtre sur cour), de la poésie. Que l’on pense à Artaud : il faut un beau pèse-nerfs, « une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l’esprit ».
Chaque séance est une station. C’est bien ce qu’elle est toujours, une station assise, donc paradoxale ; on se demande pourquoi et comment on tient et pour combien de temps encore. Comment le comédien, le danseur, celle ou celui qui pose, mais aussi l’œuvre, l’image, l’écriture tiennent-ils immobiles ? Et les animaux ? Et le couple homme-cheval ? Et les hommes dans un embouteillage, un aéroport, une station de métro ou une station balnéaire ? Quel avantage, quel danger, y a-t-il à maintenir immobile un groupe de CRS, une armée ? Comment toutes ces immobilités évoluent-elles, quels changements de position provoquent-elles ? A l’horizon, immobile, de ces questions se tient une certaine idée du courage.
Argument du séminaire (1er semestre 2016)
Dans ce séminaire l’immobilité est étudiée non comme le simple négatif du mouvement, mais comme une situation incontournable qui ressort discrètement dans un monde mobile. Se refusant à toute éternisation, l’immobilité se dissémine en une multiplicité de stations, images, textes, corps, pensées, si bien que l’on peut aller loin sans faire un seul pas.
Le séminaire « stations » (argument général ci-dessous) se concentrera cette année sur les situations d’immobilité collective : nous nous intéresserons à ce qu’attend le droit de ce qu’il présente comme une simple privation de mouvement (l’arrestation) et donc à la vie dans les prisons ; mais aussi à l’immobilisation dans les transports, dans les hôpitaux, à la fonction de la position assise dans les écoles (quelles contraintes exerce l’école sur le corps des élèves, parvient-elle à les compenser et comment, que dire de ce concept discuté et à coup sûr contestable d’ »hyperactivité » ?), au problème des troupes arrêtées en stratégie militaire et policière, au rôle tout aussi stratégique de l’immobilité dans les manifestations… Nous nous demanderons si l’immobilité est simplement contrainte voire disciplinaire et ce qui reste d’une statique libre, résistante. Plus généralement, le peuple est-il par essence ou historiquement mobile ? Que serait un peuple totalement ou partiellement statique, qui ne « circule » plus ? Aurait-il encore une identité de peuple ? Il s’agit généralement de savoir à la fois comment on la tolère l’immobilité et comment on la tient. Il ne s’agit pas simplement d’en faire l’éloge ou la critique, mais de la rechercher, dans une suite d’entretiens. Chaque séance est indépendante depuis le début de ce séminaire.
Séances antérieures (2014-2015):
Stations 1-3 : position du problème
10 /02/2014 Séance introductive, Du mouvement et de l’immobilité…
17/03 Un pas de plus ou de moins (la question de la métaphysique)
31/03 Pour une statique
Stations 4 à 12 : tenir l’immobilité dans l’art, l’écriture
07/04 Yannick Mouren, professeur d’études cinématographiques, « l’image arrêtée »
28/04 Tanguy Viel, romancier, « En un éclair d’immobilité… »
12/05 Anne Gorouben, artiste plasticienne, « la station du modèle »
13/10 Claire Simon et Nicole Garcia, réalisatrices et actrices – Station « Gare du Nord »
17/11 Carole Douillard, artiste plasticienne
8/12 Jean-Christophe Bailly, écrivain, essayiste
Jeudi 24 mars 2016, avec Arlette Farge:
« Les moments d’arrêt d’un réel mouvementé – foule, corps et émotions dans le XVIIIe siècle populaire »
18h-19h30
Lycée Hélène Boucher, 75 cours de Vincennes, 75020 Paris, salle Louise Fontaine. Avec la participation d’Eric Godeau, professeur d’histoire en khâgne au lycée Hélène Boucher. Ouvert à tout public ; pour les personnes extérieures au lycée, inscription préalable par mail à l’adresse lebrejerome@sfr.fr.
avec la participation d’Eric Godeau, professeur d’histoire en classe préparatoire au lycée Hélène Boucher
Lycée Hélène Boucher, 75 cours de Vincennes, 75020 Paris, salle Louise Fontaine. Ouvert à tout public ; pour les personnes extérieures au lycée, inscription préalable par mail à l’adresse lebrejerome@sfr.fr.
La foule « offre au pouvoir en place l’image d’une mobilité désordonnée », son inquiétude, son émotivité sont « toujours en éveil », la rue est « mouvante et complexe ». En lisant les archives Arlette Farge a déplacé le regard porté sur le XVIIIe siècle vers la vie malmenée du peuple et redonné à cette période une actualité bien différente de la simple opposition entre la monarchie et la philosophie des Lumières. Il fallait cette perspective pour retrouver au cœur du mouvement et des émotions des moments d’arrêt, le plus souvent liés à la saisie des corps comme des paroles par le pouvoir « en place ». Quand la vie se déroule dehors, sans travail ni logis stables, alors la possibilité s’ouvre de s’arrêter – ou d’être arrêté – en pleine rue ou sur les chemins.
Fragonard, La Charrette embourbée


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